Scepticisme méthodique, doute méthodique, méthode scientifique

 N’est pas sceptique qui le dit ! S’il n’est de pire ignorant que celui qui croit savoir, il n’est de pire naïf que celui qui croit douter.

Il ne faut pas confondre le scepticisme de bon aloi des scientifiques avec le scepticisme dogmatique des pyrrhoniens. Il ne faut pas non plus le confondre avec le pseudo scepticisme de ceux qui, tels des Don Quichotte du savoir, s’affichent ainsi tout en étant de vrais naïfs. Ils font les braves, mais leur savoir se résume à un saladier rouillé. Il faut encore distinguer ce scepticisme méthodique des faux semblants habilement orchestrés par les négateurs professionnels.

Le scepticisme est une propension à douter de ce qu’on nous affirme. C’est plutôt une démarche saine, qui est justement le point de départ des amoureux du savoir, comme le fit remarquer Platon. Les philosophes ou les scientifiques, qui ont en commun leur gout pour la connaissance rationnelle, sont donc des sceptiques par nature. Le savoir suppose en effet de remettre en question ce fatras que sont les idées nées des illusions, des habitudes, des traditions, des émotions, de notre paresse intellectuelle, ou celles qui sont, sans qu’on sans s’en rende toujours compte, influencées par nos intérêts.

Certes, mais pas seulement. Le savoir ne consiste pas à détruire. Il est une démarche positive. Si le philosophe ou le scientifique détruisent les idées reçues, c’est pour construire la connaissance sur de meilleures bases. Par contre le sceptique dogmatique est à l’opposé de cette démarche. Il prétend qu’on ne peut rien connaître et en vient à mépriser la connaissance. Le faux sceptique quant à lui, en vrai naïf, critique tout, sauf ce qui confirme ses idées. Et le négationniste combat le savoir parce qu’il entre en conflit avec ses intérêts ou avec ses convictions.

Le scepticisme méthodique

Le scepticisme des scientifiques est semblable au scepticisme méthodique que Descartes a énoncé à l’aube de la révolution scientifique. Il ne cherche l’erreur que pour trouver ce qui résistera à cette mise à l’épreuve. Une fois cette épreuve passée victorieusement, l’évidence deviendra limpide comme l’eau de roche et solide comme le roc. Celle-ci permettra de construire par degré un savoir plus solide, même si parfois il faut repenser un peu tout l’édifice, comme le fera remarquer Thomas Kuhn. (Mais ces savoirs, même réinterprétés, comme la physique classique au regard de la physique d’Einstein, conservent leur validité).

Certes, la science expérimentale est née au XVIIe siècle d’une double exigence : la modélisation théorique et l’expérimentation. Mais cela n’avait n’avaient de sens qu’associé à un scepticisme méthodique :  n’admet que ce qui a été vérifié par l’expérience et la logique du raisonnement, et que les autres sont libres de revérifier à leur guise. Ne crois jamais sur la base de l’autorité, de l’habitude ou de la précipitation. L’œuvre scientifique de Galilée constitue sans doute le meilleur exemple de cette science naissante.

Le scepticisme méthodique s’appuie sur des outils et un mode d’emploi. Les outils, ce sont la raison et l’usage réfléchi de nos sens (1). Le mode d’emploi, c’est la méthode. C’est à cela qu’est consacré le « Discours de la méthode » de Descartes. Cet opuscule est suivi par sa mise en pratique, son fameux traité d’optique géométrique. Cette démarche est critique. Le mot vient du grec Krinein, passer au tamis. La démarche critique fonctionne effectivement comme un tamis : critiquer, c’est passer au crible afin de se débarrasser des erreurs tout en conservant ce qui est juste. Ainsi les erreurs vont rejoindre les orties. En principe. Reste alors une connaissance plus claire et plus solide.

Le dialogue scientifique : de la controverse au consensus

Ce scepticisme sert autant à rejeter une théorie faible qu’à confirmer une théorie solide. Mais comment confirmer une théorie sans être dogmatique ? Principalement grâce à l’application de trois principes : la confiance en la raison, la confrontation avec les faits, et le dialogue avec les pairs.

Ce dialogue est fondamental. Il permet de confronter ses idées. Mais il doit se dérouler suivant une méthodologie permettant un dialogue scientifique véritable. Ce qui évitera de tourner à la foire d’empoigne, à la lutte des amours-propres ou au combat des beaux parleurs et autres démagogues. C’est pourquoi le dialogue scientifique s’est développé sur des échanges d’idées dans des revues à comité de lecture. Des scientifiques qui ne sont pas connus par celui qui soumet l’article, mais qui connaissent le domaine de recherche en question, évaluent sa pertinence scientifique. Une fois la recherche publiée, chacun, d’un bout à l’autre de la planète, peut vérifier, refaire les expériences et les calculs. La raison et la logique étant communes à tous, il est normal que dans le domaine de la science, contrairement au champ des opinions où l’on s’oppose souvent, tout le monde tombe d’accord une fois que les connaissances ont été clarifiées. Tout le monde, c’est-à-dire ceux qui utilisent les outils scientifiques ou rationnels.

Pourrait-il y avoir une espèce d’entente tacite ? C’est oublier que la communauté des scientifiques est multiple et qu’elle est constituée d’équipes rivales qui sont curieuses de trouver les failles dans le raisonnement du voisin. La plupart des scientifiques sont mus par leur curiosité de connaître, et non par l’appât du gain. Les scientifiques du monde entier partagent des points de vue philosophiques ou politiques, voire des intérêts tellement différents les uns des autres, que cela peut mettre à l’abri d’une interprétation collective biaisée. C’est pourquoi les erreurs sont rares une fois qu’une connaissance est clarifiée… En tout cas pour ce qui est de la science « dure », celle qui repose sur des modélisations mathématiques, des quantifications et des expériences. Car dans ce domaine, l’évidence des démonstrations peut passer avec succès « l’épreuve du doute », accéder à l’évidence et au consensus chez les esprits scientifiques.

Et pourquoi d’ailleurs faudrait-il rejeter ces scientifiques et faire confiance à une poignée d’autres qui ne publie jamais dans ces revues, parce qu’ils n’osent pas se confronter à eux avec les outils de la science ?

Avoir raison avec les autres

Dans ce dialogue le scientifique ne fait pas que chercher les erreurs des autres. Il sait aussi reconnaître la validité d’un raisonnement adverse et se réjouit de reconnaître ses erreurs, même si dans un premier temps il peut manifester des résistances. C’est la grande différence avec le faux sceptique : lui ne reconnait jamais ses erreurs et ne change jamais d’avis. C’est qu’en réalité il ne veut pas avoir raison avec les autres, il veut avoir raison des autres. Il cherche à s’imposer par d’autres moyens que le raisonnement.

 

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 (1) On a souvent caricaturé Descartes. En réalité il n’a jamais nié le rôle des sens dans la connaissance ou le rôle des émotions dans son anthropologie. Qu’on pense à sa fameuse analyse du morceau de cire : elle repose sur une analyse minutieuse de ce qui provient des 5 sens, dans le cadre d’une véritable expérimentation scientifique. Certes à la fin c’est notre raison qui juge « que je vois de la cire ». Mais après avoir soigneusement réfléchi à ce qui provient des sens.

Si Descartes affirme que l'on a accès à la connaissance par la « seule inspection de l’esprit », cela ne signifie pas du tout que cet accès se fasse par un esprit isolé des sens. Cela serait nier le reste du texte. Cela signifie que seule l’inspection de l’esprit, qui contient en lui la raison et les données des sens, peut porter un jugement. D’où certains contresens, dus sans doute à cette habitude de caricaturer pour mieux opposer. En fait Descartes décrit tout simplement ce qu’on appellera plus tard le processus réflexif.

(voir Méditations Métaphysiques, II, 14)


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