Chapitre précédant et sommaire : Le temps des intuitions
2. 1900-1940 : Le Temps du scepticisme
2.1 La réfutation de Her Koch
Dans le cours normal de la science il est tout à fait légitime d’opposer à une nouvelle hypothèse une batterie de tests qui fonctionnent aussi bien comme des tentatives de confirmation que de réfutation. C’est même à cela qu’on reconnait une science : elle doit être réfutable mais pas réfutée (glossaire : réfutabilité). Après le temps de la curiosité pour ces intuitions, un autre demi-siècle s’engagea donc sous le signe d’un scepticisme scientifique de bon aloi. Quoi de plus normal : avant d’admettre une hypothèse, il est nécessaire de la soumettre à la critique. De façon méthodique et scientifique.
Les connaissances de l’époque ne permettaient pas de faire des expériences décisives, mais les premiers progrès dans la mesure des rayonnements électromagnétiques semblèrent aller, à cette époque et pendant près d’un demi-siècle, du côté de la réfutation.
On reprochait aux calculs d’Arrhénius d’être des simplifications exagérées. Ce dernier avait en effet procédé à de larges simplifications, car ni la théorie, ni les données, ni les moyens de calculs de l’époque (qui se résumaient à une cervelle obstinée équipée d’une feuille et d’un crayon) ne permettaient de faire autrement. On lui reprocha exemple de ne pas avoir intégré le rôle des nuages.
Par ailleurs les outils qui permettaient de mesurer le spectre d'absorption des gaz étaient encore imprécis. Ainsi la thèse de l’absorption des rayonnements infrarouges par le CO2 se heurtait à deux objections de taille. Ångström, qui travaillait sur la conductivité et dont les travaux servirent de base à la spectroscopie moderne, demanda à son assistant de mesurer dans son laboratoire l’absorption des infrarouges par une quantité de CO2 voisine de celle contenue dans l’épaisseur de l’atmosphère. Celui-ci – comme son nom est inconnu, les scientifiques l’appellent Her Koch – trouva que l’absorption variait très peu en fonction de la quantité. Il en conclut que de très légères traces de gaz, comparables à ceux qu’on trouvait dans l'atmosphère, devaient suffire à saturer l’absorption. Ainsi, le fait d'ajouter ou de retirer du CO2 ne changerait rien.
Par ailleurs, les mesures qu’on pouvait faire à l’époque étaient trop grossières pour mettre en évidence les raies d’absorption de ces gaz. Au lieu de cela, on voyait des bandes d’absorption d’une certaine largeur. Or, ces bandes d’absorption étaitent recouvertes par celles de la vapeur d’eau. Celle-ci étant dix fois plus concentrée que le CO2, cela voulait dire qu'elle absorbait toutes les fréquences infrarouges que le CO2 pouvait absorber. Raison de plus pour qu’un ajout de CO2 ne puisse pas augmenter l’effet de serre : celui-ci était déjà largement saturé par la vapeur d’eau. Cet argument, qui semblait vérifié, constituait un argument fatal pour la théorie du réchauffement climatique.
Le résultat des expériences de Her Koch, publiées par Ångström, fit mouche et peu de scientifiques cherchèrent les failles du raisonnement. Il faut dire que l’effet de serre n’était pas un problème urgent. Après que ces conclusions furent publiées en 1900, les quelques scientifiques qui s’étaient intéressés à la question considérèrent que l’hypothèse d’Arrhénius avait été invalidée et s’occupèrent d’autre chose (1).
Mais il y avait un biais important dans l’expérience. Celle-ci considérait l’atmosphère comme une simple bande homogène. En réalité elle est composée d’une multitude de couches sur plusieurs dizaines de kilomètres dont la composition, la pression et la température varient avec l’altitude. Chaque couche absorbe, s’échauffe et rayonne à nouveau dans toutes les directions, y compris à l’étage supérieur. C’est pourquoi même s’il y a saturation dans les couches basses, une partie des infrarouges est transmise, de proche en proche, aux couches les plus élevées. Ce qui fait que les infrarouges sont transportés jusqu’aux confins de l’atmosphère. Là, les conditions ne sont plus les mêmes. La vapeur d’eau devient plus rare, de même que le CO2. À cet endroit, il y a encore des infrarouges, mais il n’y a plus saturation. Sans compter la convection c'est-à-dire les mouvements de l'air, qui amène de l'énergie vers les couches plus hautes. C’est pourquoi un surcroit de CO2 peut réellement changer la donne.
Arrhénius publia ces arguments dans une réponse d’une remarquable acuité. Il ajouta un autre argument qui plus tard se révèlerait être juste : il pensait que les bandes d’absorption de la vapeur d’eau et du CO2 ne coïncidaient pas complètement.
Il ajouta qu'une faible perturbation pouvait avoir des conséquences importantes. En effet, un excès continu de 1 % du bilan énergétique était suffisant pour modifier le climat de quelques degrés. Or Arrhénius avait bien vu qu’un léger réchauffement, en augmentant la quantité de vapeur d’eau, pouvait accentuer l’effet de serre contribuant ainsi à accentuer le réchauffement et ainsi de suite.
Mais son article, assez complexe, fut peu compris et peu de travaux furent entrepris pendant des décennies.
2.2 L’autorégulation de la planète
Quelques-uns cependant suivirent Arrhenius. Hulburt en 1931 montra que les coefficients d’absorption diffèrent entre l’eau et le CO2 et que cela devait être pris en compte. Il calcula qu’un doublement de la quantité de CO2 modifierait le climat de 4 °C et en conclua que celui-ci devait avoir joué un rôle dans le mécanisme des cycles glaciaires. Toutefois peu de personnes prêtèrent attention à ces travaux, publiés dans une revue de physique que peu de météorologues lisaient (2).
Ainsi en 1951 l’idée généralement admise dans le milieu scientifique et résumé dans l’« American Meteorological Society » (3), était que le principe de l’effet de serre provoqué par le CO2 n’avait jamais été véritablement accepté et avait été abandonné à cause de la superposition des bandes d’absorption du CO2 et de la vapeur d’eau.
Ceux qui avaient pris au sérieux le raisonnement d’Arrhénius sur le rôle des hautes couches de l’atmosphère avaient d’ailleurs d’autres objections. L’idée dominante était qu’au fond la planète se régulait toute seule et que l’homme ne pouvait pas modifier le climat. Par exemple l’océan ou la biosphère devait absorber le CO2 supplémentaire. Ce dernier peut agir comme un fertilisant pour la forêt, qui croitrait ainsi plus vite, lui faisant absorber plus de CO2. La planète posséderait ainsi une sorte de thermostat afin de se maintenir en équilibre : la « régulation homéostatique» (4). Un expert résume l’idée générale en 1948 : « L’autorégulation du cycle du carbone peut supporter l’afflux actuel du carbone fossile » (5).
Toutefois l’idée de Fourier, Tyndal et Arrhénius reposait sur des principes simples et forts et n’avait jamais totalement disparu des esprits. Elle était toujours citée dans les manuels de physique, même si c’était pour la réfuter.
2.3 La plaidoirie de Callendar
2.3.1 L’augmentation de la concentration en CO2
Entre temps un ingénieur défendit vers 1938 la thèse du réchauffement climatique en apportant de nouveaux éléments. La météorologie était pour lui un hobby. Il entendait souvent autour de lui les gens dire que le climat se réchauffait. Il compila alors de nombreuses mesures et s’aperçut que cela était vrai. Il dénicha d’anciennes mesures de CO2 et établit que le taux de gaz carbonique avait lui aussi augmenté de 10 % depuis une centaine d’années. Ce qui pouvait expliquer le réchauffement. Il calcula que le doublement du CO2 mènerait à une augmentation de 2 °C dans les siècles suivants et que cela pourrait déclencher un réchauffement auto-entretenu (6). Ce n’était pas selon lui une mauvaise chose, mais comme les émissions de carbone fossile étaient beaucoup plus importantes qu’à l’époque d’Arrhénius, le sujet prenait une certaine actualité. Toutefois ce qui l’intéressait était, comme chez ses prédécesseurs, l’énigme des périodes glaciaires.
Les publications de Callendar attirèrent une certaine attention et les manuels de climatologie des années 1940 et 1950 y faisaient une brève référence, mais généralement les météorologistes y attribuaient peu de crédit. Tout d’abord ils doutaient que le CO2 eût augmenté. Il est vrai que sa mesure est délicate et que la présence d’une forêt ou un simple jour de congé à Londres modifiaient les résultats. Mesurer l’évolution du CO2 nécessitait des mesures rigoureuses sur une décennie. Il fallait également considérer l’absorption de l’océan. Callendar répondait que la couche supérieure de l’océan devait rapidement saturer et qu’il faudrait un millénaire pour que l’océan entier soit exposé à l’air ambiant, mais il ne pouvait pas en apporter la preuve (7). Même en l’absence d’absorption océanique, il faudrait toutefois au moins 500 ans pour que le taux de CO2 double, selon une estimation de 1924 (8).
2.3.2 Saturation de l’absorption par le CO2 et la vapeur d’eau : vrai ou faux ?
Par ailleurs l’ancienne objection selon laquelle l’absorption du CO2 et de la vapeur d’eau saturait largement le rayonnement émis semblait toujours valable. Mais pour Callendar, les mesures de ces fréquences, sur lesquelles se basait cette objection, étaient trop imprécises. En rassemblant les mesures faites par différents laboratoires, il affirma que certaines parties du spectre du CO2 ne coïncidaient pas avec celui de la vapeur d’eau (9). Pourtant, même si cela fut entendu par certains scientifiques, le point de vue dominant resta identique : la coïncidence des bandes d’absorption portait un coup fatal, semblait-il, à la théorie.
Plus ennuyeux, les calculs de Callendar ne tenaient pas compte de certaines données importantes. Par exemple il ne tenait pas compte des échanges de chaleur par convection, comme si l’air restait immobile dans l’atmosphère. Il ne tenait pas compte non plus de l’augmentation probable de la couverture nuageuse qui accompagnerait le réchauffement, ce qui aurait probablement pour effet de renvoyer davantage de rayonnement solaire vers l’espace et de compenser le réchauffement. Callendar admit bien volontiers cette remarque, mais ces phénomènes étaient à l’époque impossible à calculer. Pourquoi alors, pensaient les autres scientifiques, s’intéresser à des questions insolubles ? En définitive l’idée que l’homme pouvait changer le climat semblait contraire à l’opinion bien établie.
2.3.3 La démarche scientifique : un scepticisme de bon aloi
Les objections faites à Callendar étaient fondées, compte-tenu des connaissances de l’époque. Elles faisaient partie d’un processus scientifique normal et traduisaient bien l’état des sciences à ce moment-là. Les calculs nécessaires étaient hors de portée des simples humains. D’ailleurs contrairement à ce que disait Callendar, la hausse des températures constatée pendant les années 1930 n’était pas due à la modeste augmentation de CO2 qu’on avait alors constatée, mais était causée par un cycle naturel.
C’est ainsi que la recherche avance. Elle navigue, sur son front avancé, entre connaissance et ignorance. Callendar devait utiliser ses intuitions et son sens de la logique pour combler les lacunes scientifiques du moment. Comme souvent, ses conclusions étaient un mélange de vérité et d’erreur. Pour le moment, la théorie ne résistait pas à l'épreuve du doute. Mais de plus en plus d'éléments plaidaient en sa faveur et tendaient à contrer les réfutations classiques. Callendar a avec courage incité d’autres scientifiques à s’intéresser à la question.
Chapitre suivant, 1950 - 1958 : Premières démonstrations
Notes :
(1) : Ångström, Knut (1900). "Über die Bedeutung des Wasserdampfes und der Kohlensaüres bei der Absorption der Erdatmosphäre." Annalen der Physik 4(3): 720-32. published online 308(12): 720-32 (2006) [doi: 10.1002/andp.19003081208]
(2): Hulburt, E.O. (1931). "The Temperature of the Lower Atmosphere of the Earth." Physical Review 38: 1876-90.
(3) : Brooks, C.E.P. (1951). "Geological and Historical Aspects of Climatic Change." In Compendium of Meteorology, edited by Thomas F. Malone, pp. 1004-18. Boston: American Meteorological Association.
(4) : Redfield, Alfred C. (1958). "The Biological Control of Chemical Factors in the Environment." American Scientist 46: 205-21.
(5) : Hutchinson, G.N. (1948). "Circular Causal Systems in Ecology." Annals of the New York Academy of Sciences 50: 221-46.
(6) : Callendar, G.S. (1938). "The Artificial Production of Carbon Dioxide and Its Influence on Climate." Quarterly J. Royal Meteorological Society 64: 223-40. En ligne ici.
(7) : Callendar, G.S. (1940). "Variations in the Amount of Carbon Dioxide in Different Air Currents." Quarterly J. Royal Meteorological Society 66: 395-400.
(8) : Lotka, Alfred J. (1924). Elements of Physical Biology. Baltimore: Williams & Wilkins (reprinted as Elements of Mathematical Biology, NY, Dover,1956).
(9) : Callendar, G.S. (1941). "Infra-Red Absorption by Carbon Dioxide, with Special Reference to Atmospheric Radiation." Quarterly J. Royal Meteorological Society 67: 263-75.
Adapté, résumé ou augmenté d'après The Discovery of Global Warming, The Carbon Dioxide Greenhouse Effect, février 2013, Spencer Weart
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