Des évaluations très fluctuantes

L'histoire de l'évaluation du coût du nucléaire est amusante. Les coûts, en monnaie constante, varient du simple au quadruple et d'un facteur de un à dix lorsqu'on mélange coût variable et coût complet. D'énergie infinie presque gratuite, lorsque des projets de construction sont envisagés, l'évaluation gonfle sérieusement lorsque les premiers prototypes sont lancés. Face à cette obscurité, les écologistes mettent en avant des coûts cachés qui feraient exploser la facture. Le rapport de le Cour des Comptes de 2012 a mis à peu près tout le monde d'accord sur l'essentiel (voir compte-rendu). La Mission d'évaluation économique de la filière nucléaire, par Philippe Girard et Yves Marignac, ainsi que des évaluations officielles et d’autres sources nous ont aidé à reconstituer cet historique. Des premiers réacteurs graphite aux derniers EPR.

Dans les années 70, le coût du nucléaire était estimé de 25 à 40 €2010/MWh. En 2013 EDF confirme aux britanniques que le coût de l' EPR sera de plus de 100 €2012/MWh.

 

 

 

Source : Dumont / 23dd.fr

Historique des estimations du coût complet du nucléaire

Année de l’étude

Type réacteur

Mise en service

Durée
Vie

Durée de fonct.

Tx
act.

Source

Coût
moy.
€201
0/
MWh

1964/69

UNGG 480/720

 

20

 

7

PEON

49/34

1969/70/73/74

REP 750-925

nc/1975-80

20

6600 h

7-10

PEON

30-38

1976-1

REP 1300

1982

20

6600 h

10

PEON

26,5

1976-2

1990

PEON : Nette hausse faisant suite au retour d’expérience de la construction de Fessenheim.

52

1978/79/82/84

REP 925-1300

1985-92

20

6600h-base

9

PEON-DIGEC

52-60

1986/90/93

N4

95-2000

25

base

8

DIGEC

49-53

1997

N4 amélioré

2005

30

base

8

DIGEC

39-40

2002

EPR 1600

nc

60

92 %

8

Areva

26

2003

EPR série de 5

2012

60

 

8

Greenpeace / Détente

72

2003

EPR

2013

60

8760 h

8

DGEMP

33,4

2005

EPR

 

40

92 %

 

EDF

47

2008

EPR

2020

40

8760 h

8

DGEMP : * Chiffre non publié en 2008 et communiqué sous forme d’indice. Révélé par la CdC en 2012 (p225)

46,6*

2008

EPR

 

60

 

 

EDF (cité dans CdC)

55

2010

EPR

 

60

92 %

 

AREVA 2010 (réponse à CdC)

50-60

2011

Type EPR

 

60

 

8

Banque UBS (100$ 2011)

70

2012

EPR Prototype

 

60

92 % ?

5

CdC 2012 (prototype)

70-90

2012

EPR

 

60

92 % ?

5

CdC 2012 citée par le CEA dans sa réponse au rapport. La version finale ne contient pas cette évaluation.

75

2012

EPR

 

60

92 % ?

5

23dd.fr d'après CdC 2012, extrapolation d’après son estimation du coût du MW installé (3,1 M€/MW)

65-84

2012

EPR

 

60

75 %

5

23dd.fr d’après Cdc 2012 et : doublement coût démantèlement, taux d’utilisation ramené de 92 % à 75 %)

83-100

s

 

Source : Dumont / 23dd.fr

Historique des estimations du coût du nucléaire pour le parc existant

Année Etude

Durée de vie

Durée de fonctionnement

Tx act.

Source

Coût moyen €2010/MWh

2000

Prévue

 

8

Charpin Dessus Pelat (qui estime qu’un taux d’actualisation « neutre » de 4 % ou variable 6 %/3 % serait plus adapté, et que 8 % est « éthiquement inaccepable »)

28

2012

40

408TWh/an

5

CdC 2012 jusqu’à 2010

49,5

2012

40

408TWh/an

5

CdC 2012, à partir de l’année 2011

54,2

 

 

(Les chiffres sont donnés en euro 2010 par MWh, et concernent le coût moyen de production. Voir références en fin de texte ).

­Filière REP

Les estimations passent de 40 € en 1964 (filière graphite-gaz) à 35 € au début des années 1970 pour la filière REP (réacteur à eau pressurisée), et à 26 € en 1976. Le même rapport de 1976 annonce, pour la même filière, un coût de 52 €, soit le double. Il précise toutefois que ce deuxième montant concerne une mise en service en 1990 au lieu de 1982. Pourtant deux ans plus tard la même source annonce un coût de 52 € pour une mise en service en 1985, soit quasiment à la date qui correspondait deux ans plus tôt à un coût de 26 €. Étonnant.

En fait les experts ont été confrontés au retour d’expérience de la construction de la tête de série à Fessenheim. On peut remarquer – cela sera valable pour les EPR - que les estimations basses coïncident avec le lancement de la filière. Il est vrai qu’il est assez fréquent de constater que le coût de production est plus élevé que ce qui était annoncé avant la construction.

Mais, sans vouloir faire de procès d’intention, on a tout de même l’impression que le rapport de 1976 a utilisé le prétexte des années de mise en service pour justifier une hausse importante de l’estimation, qui sera explicite dans le rapport suivant.

Filière EPR : des évaluations qui vont du simple au triple

On retrouve une évolution similaire pour les EPR. En 2002, Areva annonce un prix de revient à 26 €. La firme explique que ce coût très bas est permis par une technologie optimisée. Greenpeace demande en 2003 une expertise à l’association Détente, qui conclut à un prix de 72 € pour une série de 5 EPR ; une estimation qu’elle dit avoir volontairement minimisée pour ne pas prêter le flanc à la critique.

En 1980 la DIGEC prend le relais de la commission PEON. En 2003 l’estimation est de 33 €. Puis, en 2008 elle passe brusquement à… l’indice 100. La commission se justifie en disant que le coût est un secret industriel. Mais comme les indices étaient utilisés pour le charbon et le gaz dont les coûts sont bien connus, les professionnels pouvaient aisément convertir l’indice en coût. En réalité l’estimation qu’on voulait cacher est passée de 33 € à 46 €. EDF publia la même année une estimation à 55 €. Aujourd’hui elle tourne autour de 75 €, soit trois fois plus que l’estimation initiale. Cette hausse coïncide avec les retours d’expérience de la construction des têtes de série.

La DGEMP, chargée d’estimer officiellement les coûts de production, a utilisé cette fois le prétexte d’un secret industriel pour masquer la hausse des estimations. Il est courant que les estimations doublent quand on passe du projet à la réalisation, mais les subterfuges utilisés pour masquer cette évolution sont à même de brouiller le débat et de tromper le grand public.

Enfin la Cour des Comptes ne donne pas d’estimation chiffrée du coût au MWh dans la version finale du rapport, mais on peut déduire celle-ci de la réponse du CEA à la préversion qui lui a été envoyée et d’après le coût de la puissance installée.

Coût du parc existant

L’historique pour le parc existant est moins fourni puisque cette évaluation n’a de sens que pour un parc à maturité. Elle permet une comparaison avec les estimations précédentes sur les données du parc réel, sauf pour les dépenses futures qui reposent sur des hypothèses.

Le chiffre le plus souvent cité est 49,5 €, soit le haut de la fourchette des estimations prédédantes. Cependant cette estimation n’est valable que jusqu’en 2010. À partir de 2011 il est nécessaire d’intégrer des investissements de maintenance en augmentation du fait d’un durcissement des normes de sécurité.

De fait la Cour des Comptes constate que les coûts du nucléaire sont en augmentation depuis le début de la filière et devraient continuer de croitre.

→ La Cour des Comptes estime le coût de production du parc existant, pour la période 2011-2025, à 54,5 €.

D'où proviennent les meilleures estimations ?

Si on considère la dernière estimation du coût de l’EPR (65-85-100 €), on peut être tenté de se demander qui s’en approchait le plus il y a dix ans. À ce petit jeu on constate que les chiffres donnés par l’association de défense de l’environnement Greenpeace (72 €) étaient bien plus proches de la réalité que les chiffres donnés par le constructeur (26 €) ou par les instances officielles (33 €). And the winner is ... les ONG environnementalistes.

Ceci dit on ne constate pas d’explosion de la facture comme cela est parfois sous-entendu par les opposants au nucléaire. Toutefois, l’historique des estimations montre que la prise en compte des coûts supplémentaires ne s’est pas faite spontanément, mais sous la pression des critiques, comme le montre le rapport de Philippe Girard et Yves Marignac.

On remarquera la tendance à diviser par deux les coûts avant la construction d’un nouveau type de réacteur. Bien sûr il est humain de sous-estimer le coût d’utilisation de ce qu’on à a vendre. Mais un décideur avisé – les pouvoirs publics en l’occurrence — se devait d’anticiper un tel écart. Or cela n'a pas été le cas pour le rapport DGEMP 2003.

Ces exagérations peuvent d'ailleurs être comparées aux annonces de la filière éolienne qui en 2003 prévoyait pour 2010 un coût moitié moins élevé que ce qui est constaté (EWEA).

Cependant pour l’éolien les coûts baissent tandis que pour le nucléaire, au contraire, les coûts augmentent. Et la tendance devrait se poursuivre. C’est un élément à prendre en compte lors d’un choix qui engage l’avenir sur une longue période.

 

 

Références :