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Si le mot est connu, sa signification l'est moins

Peu de personnes au fond connaissent sa signification. Il en va ainsi de beaucoup de termes que l'on entend tous les jours.

La plupart, y compris dans des ouvrages universitaires, font référence au rapport Brundland, dont on ne connait généralement qu'une citation. En réalité le concept a été mis en place dans un rapport de l'IUCN paru en 1980 [pdf], après une maturation d'une dizaine d'années. Certains font mine de le mépriser parce qu'il est à la mode,  et il fait parfois l'objet d'incompréhension et de contresens. Pourtant ce concept est  plus riche qu'on ne pourrait le croire.

Il est issu d'une part d'une réflexion sur les limites de la notion classique de développement. En effet celui-ci se réduit souvent à la seule croissance économique quantitative. Souvent les recherches se sont faites en langue anglaise - notamment pour sa dimension pratique - au sein de laquelle le mot "sustainable" signifie à la fois le durable et le souhaitable. "Soutenable" possède un sens positif en anglais, contrairement au français. Ce mot est souvent utilisé dans cette langue indépendemment de son association avec le mot développement. Si on oublie cela, on risque de mal saisir sa signification, d'autant que, comme on l'a vu, sa traduction correcte en français est impossible.

 Une approche globale et pragmatique

Même s'il existe une part théorique dans son élaboration, sa caractéristique principale est son voeu de s'inscrire dans une démarche résolument pragmatique et concrète. Elle considère l'ensemble des conséquences des diverses activités humaines, pour le présent comme pour le futur, pour la société comme pour l'individu et pour les personnes qui vivent ici comme ailleurs. L'objectif est de pouvoir concilier le long terme et le court terme ainsi que les intérêts des uns et des autres, dans le contexte global de la société qui inclut l'environnement. Ce que la démarche classique ne permet pas vraiment. Le tout dans une démarche réaliste mais extrêmement volontaire.

Le concept a été élaboré à la fois par des économistes, par des institutions telle que l'ONU, par des associations environnementales, mais également par des consultants en management pour son application à l'entreprise. Il est issu du croisement entre un réalisme global qui impose de prendre en compte les multiples aspects de la réalité, l'exigence d'efficacité concrète et la diversité des points de vue.

Les trois piliers du développement durable

Cela aurait pu déboucher sur un monstre de complexité. Heureusement, cette notion a pu être résumée sous une forme simple, puissante et fructueuse, les fameux trois piliers : accorder l'économie, le social et l'environnement. Nous ignorons d’où vient cette formulation accompagnée des trois cercles entrecroisés, ceci dit cette idée était déjà présente depuis la naissance du concept, posé et clarifié pour la première fois en 1980 avec le rapport de l'IUCN World Strategy for Conservation, dont l'introduction gagne à être étudiée (voir World Conservation Strategy, IUCN, 1980 : Un texte fondateur pour le développement durable). Ce texte entend concilier environnement et développement, et surtout les intégrer au sein d'un même concept dans lequel ils se renforceront mutuellement.

Un peu d’histoire

Au cours des années 70 les protecteurs de l’environnement faisaient face à des critiques de plus en plus nombreuses car leurs programmes de protection de la nature pouvaient se heurter au développement des populations locales, en particulier dans les pays en développement. Dans le même temps on découvrait les ravages que pouvait occasionner la croissance économique sur l’environnement et aussi sur la question sociale. Enfin le Club de Rome et le rapport Meadows, Les limites de la croissance, attiraient l’attention sur la limitation des ressources face à une population et à une consommation en augmentation constante. Pour répondre à ces défis il était nécessaire de faire apparaitre un nouveau concept qui permettrait de concilier développement humain et préservation de l’environnement.

En 1971 la conférence tenue à Founex affirmait qu’environnement et développement étaient les deux faces d’une même médaille. En 1972, lors de la première conférence des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm, Maurice Strong utilisa la notion d’écodéveloppement forgée par l’économiste Ignacy Sachs : un modèle de développement respectueux de l’environnement et de l’équité sociale. La déclaration de Cocoyoc en 1974 faisait à nouveau le lien entre environnement et développement, et mettait en valeur un développement endogène recherchant l’harmonie entre l’homme et la nature [1]. A la fin des années 70 ont vit apparaître le terme d’  « écodéveloppement durable ». C’est dans ce contexte qu’un groupe pour la conservation des écosystèmes est créé en 1975, dont le travail aboutira à la publication de la World Conservation Strategy, et qui utilise pour la première fois le mot sustainable development. Un modèle permettant de combiner développement et environnement est né. En 1983, la commission Bruntland fut chargée de mener des auditions dans le monde entier pour établir ses conclusions dans un rapport officiel qui reprendra le terme et le concept.

Un concept universel et concret

Celui-ci doit pouvoir s’appliquer à l’ensemble de la société : gouvernance internationale, états, régions, communes, villages, acteurs économiques, pays en développement, pays industrialisés.

S’il affirme la nécessité de changer l’organisation du système économique mondial, il prend acte de son fonctionnement sous la forme d’une économie de marché, bien que celle-ci n’apparaisse pas dans la formulation du concept. Il affirme l’idée de démocratie participative et le besoin d’une gouvernance internationale et solidaire. Dans sa vision pragmatique, il part de ce qui est pour proposer une amélioration continue.

Il faudra alors forger les outils pour mettre en œuvre les visées du développement durable.

En matière économique un mouvement managérial va chercher à concilier le fonctionnement des entreprises avec les exigences du développement durable. Des entreprises sont réunies au niveau international. Le conseiller en management John Elkington va montrer qu’on peut construire une démarche entrepreneuriale responsable en articulant les trois piliers selon la Triple Bottom Line : « People, Planet, Profit ». Il veut démontrer sa faisabilité pratique : pour être réalisable le concept doit être applicable au niveau des entreprises, qui sont des acteurs incontournables de l'économie, et qui représentent à dire vrai une force considérable. Le développement durable appliqué aux entreprises se développera désormais conjointement avec la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), dans laquelle le mot "social" doit être considéré dans son sens le plus large : la responsabilité vis-à-vis de l'ensemble de la société et de son environnement.

Bien d'autres outils doivent permettre à l'ensemble des acteurs de la société de mettre en oeuvre les objectifs du développement durable. Ce fut l'objet du sommet de Rio en 1992 : concevoir un programme d'action pour le 21e siècle (le fameux agenda 21) permettant d'accomplir dans tous les pays les objectifs du développement durable que ce soit au niveau des collectivité locales ou nationales, et pour tous les types d'acteurs. A cette occasion, le développement durable fut consacré comme un objectif assumé par 180 pays et 150 chefs d'Etat, au nord comme au sud.

Rendre possible le désirable

Le développement "sustainable" vise à accomplir un développement social et économique dans le respect de l'environnement. C'est ainsi qu'il pourra être durable. Social, il permettra un développement harmonieux. Economique, il permettra de répondre aux besoins humains (au sens large) de l'ensemble des populations. Et ceci dans le respect de l'Environnement, parce que celui-ci est la maison commune dans laquelle nous vivons, travaillons et puisons nos ressources.

Le mot "sustainable" a été traduit en français par "durable" parce que les autres traductions étaient impossibles. Sustainable signifie tout à la fois soutenable et renouvelable, viable et vivable, mais dans un sens positif qu'on ne trouve pas en français. Il est donc tout cela et comporte aussi la positivité du mot français durable. Il ne s'agit pas d'une traduction vraiment satisfaisante, mais c'était sans doute la seule possible.

Le sustainable development se définit dès le rapport de l'IUCN comme un développement qui vise à réaliser les aspirations les plus profondes des hommes : mettre en oeuvre une forme d'organisation qui permette la satisfaction de leurs besoins et de leurs aspirations. Au fond le développement durable est avant tout un développement souhaitable. Ou désirable, si l'on sait donner à ce mot toute son ampleur. Et c'est surtout la volonté de le rendre possible. Concevoir un développement désirable est vain s'il n'est pas réalisable.

Pour cela il est nécessaire d'associer la richesse des apports théoriques émanant de diverses disciplines avec les savoir-faire pragmatiques, d'associer l'imagination avec la rigueur, et surtout, de permettre la convergence des volontés.

Un concept original

Ce qui est nouveau comme nous l'avons dit c'est que pour atteindre ce but il n'est plus question d'opposer développement et environnement mais au contraire de les intégrer au sein d'un même mouvement, dans lequel ces deux notions, au lieu de se combattre, se renforcent. Là est la vraie rupture. Et le développement n'est pas ici confondu avec le seul aspect économique. Il repose sur un aspect économique certes, mais aussi social. Ce qu'affirme le développement durable, c'est qu'il serait illusoire, contrairenemt à ce que disent beaucoup de théories, de croire qu'il suffit de viser un pilier pour obtenir satisfaction sur les autres. Il vise à parts égales les trois piliers. Ceux qui voudraient faire de l'un la conséquence de l'autre n'ont rien saisi. Le développement ne sera ni valable ni durable si on sacrifie l'un à l'autre.

Trois visées à parts égales

Le développement durable prend ainsi le contrepied de certaines théories économiques et politiques telles qu'elles existent aujourd'hui.

Il contredit par exemple l'idée selon laquelle la visée du seul aspect économique permettrait de prendre en compte l'environnement et le social. La notion d'"externalité" montre bien que l'activité économique présente peut nuire aux progrès économiques futurs ainsi qu'aux équilibres sociaux et environnementaux. D'autres recherches montrent que le PIB ne prend pas en compte l'utilisation du capital fini ou limité des ressources naturelles. Ou que le prix de marché ne tient pas compte du coût prélevé sur les services rendus par la nature, et qu'ainsi le prix ne donne pas un signal pertinent aux agents économiques. Par ailleurs de manière spontanée les consommateurs n'ont pas l'information qui leur permettrait de mieux aiguiller leurs choix.

Mais une visée sociale qui ne prendrait pas en compte le fonctionnement économique pourrait aussi avoir des conséquences néfastes voire dramatiques sur l'économie, sur l'environnement et sur l'aspect social. Trop d'exemples nous le montrent. Enfin, promouvoir la protection de la faune et de la flore sauvage sans tenir compte des êtes humains irait tout simplement à l'encontre des hommes eux-mêmes et serait également contraire à l'environnement, tant la pauvreté n'a jamais fait bon ménage avec l'environnement.

C'est en gardant à l'esprit ces trois objectifs qu'on cherchera à les concilier. Car, comme dit le dicton, c'est en cherchant qu'on trouve. Plutôt que de chercher une hypothétique théorie unitaire, essayons de viser en même temps ces trois objectifs majeurs. Non pas qu'ils soient indépendants, ni au fond qu'ils soient tous d'importance égale. La plupart des personnes s'accorderaient à dire que le souci de l'économie ou de l'environnement est avant tout un moyen pour permettre à une société de bien fonctionner. Mais on observe que ces trois aspects sont fondamentaux. Puisqu'ils le sont, trouvons le moyen de les concilier et de les conjuguer.

L'utile propre : être trois fois gagnant

Un autre aspect fondamental du DD est d'affirmer que l'ensemble des acteurs y gagnera. Il ne s'agit plus d'opposer des intérêts mais de comprendre comment ils peuvent se conjuguer. Ce n'est pas chose facile, car les conflits d'intérêts sont nombreux et d'une certaine manière irréductible, et nous avons tous tendance à voir d'abord notre intérêt personnel immédiat, et surtout, à agir selon celui-ci.  Ne rêvons pas, nous ne serons jamais que des hommes. Mais ces intérêts pourraient se déployer selon une meilleure cohérence. C'est là l'un des défis du développement durable : montrer aux entreprises, aux collectivités, aux organisations et aux personnes qu'elles ont tout à gagner à ce type de développement. Rendre cela possible et faire agir en ce sens. Ainsi on peut gagner à la fois en cohérence sociale, en satisfaction des besoins personnels bien compris et en sauvegarde de l'environnement. Il sera nécessaire de développer des outils concrets permettant aux acteurs d'agir dans cette optique.

Une discipline transversale

L'ambition de tenir compte de l'ensemble des conséquences et des interactions conduit cette discipline à aborder de multiples domaines jusque-là séparés, tout en visant une certaine précision pour être en prise avec le réel. Ainsi, elle suppose des connaissances et des réflexions dans des domaines variés qui peuvent être complexes. C'est d'ailleurs pour mettre un peu de clarté tout en faisant le tour des différentes problématiques que ce site a  été conçu, en essayant si possible de se fonder sur des éléments réfléchis et en évitant les positions de principe.

Sortir de la confusion entre croissance et développement

Un dernier mot encore : le développement ne doit pas être confondu avec la croissance. C'est la source de nombreuses confusions. C'est à tort qu'on associe, comme par réflexe, le développement au développement économique, le développement économique à la croissance et la croissance à l'augmentation de cet indice économique inventé à des fins de comptabilité nationale, le PIB.

Ce que vise le développement durable est avant tout un développement humain. Qu'est-ce que le développement ? Il ne correspond pas forcément à une quantité qui serait croissante ou décroissante. Il signifie ceci : la société n'est jamais figée et quoiqu'il arrive elle évolue. Autant qu'elle évolue dans le bon sens. C'est-à-dire dans le sens que nous pourrions souhaiter pour nous, pour ceux que nous aimons et pour l'ensemble des êtres humains. C'est cela le développement durable. Ce ne sont pas là de grandes phrases ou de bons sentiments, c'est tout simplement du bon sens. Pour avancer dans cette voie, le développement durable cherche à construire une réflexion sans préjugés, permettant d'atteindre ce qui est souhaitable selon une méthode pragmatique.

Si on devait résumer cela en une phrase, on dirait que le développement durable est l'effort pour rendre possible un développement désirable. C'est-à-dire, pour citer François Perroux, le développement de tout l'homme et de tous les hommes.

 

Voir aussi

- Word Conservation Strategy, IUCN, 1980 : Un texte fondateur pour le développement durable

Quelques références disponibles sur le net :

- Caring for the earth, a strategy for sustainable living, 1991, IUCN : une mise à jour de la World Conservation Strategy qui a pesé sur le sommet de Rio
- Interview d'Ignacy Sachs à propos de l'écodéveloppement, sur le site de l'Institut d'Urbanisme de Paris, à propos notamment de l'utilisation du concept dans les années 70, voir aussi bibliographie choisie.
 

 

Parmi les sources consultées pour l'approche historique :

 

- Aux origines des flous sémantiques du développement durable, paru dans la revue Ecologie et Politique, (une critique qui ne nous parait pas fondée ca elle confond croissance et développement, mais qui contient de précieux renseignements. Prochainement une analyse des critiques)
 

Bibliographie choisie :

- Green Development, Third Edition, W.M.Adams, 2009, New-York, Routledge : rares sont les ouvrages comme celui-ci qui décrivent l'émergence du développement durable, de ses racines à sa construction dans le temps.

- Le développement durable, de l'utopie au concept, dirigé par Marcel Jollivet, 2001, Paris, Elsevier.

- Histoire d'un mot, histoire d'une idée : le développement durable à l'épreuve du temps, Franck-Dominique Vivien, in Le développement durable, de l'utopie au concept, op. cité. : l'auteur replace l'émergence du concept dans une réflexion plus vaste sur l'idée de développement.

- L'écodéveloppement, Ignacy Sachs, 1997, Paris, Editions La découverte et Syros. L'autre mot pour le développement durable.

- La troisième rive, à la recherche de l'écodéveloppement, Ignacy Sachs, 2007, Paris, Bourin Editeur : une autobiographie de celui qui, avec Maurice Strong, a développé ce qui allait devenir le sustainable development. Il est intéressant d'avoir son témoignage, et de voir le regard qu'il porte sur le développement durable.

- Cannibals with forks, the Triple Bottom Line of 21st Century Business, John Elkington, New Society Publishers (September 1, 1998) : ou comment l'entreprise peut contribuer aux objectifs du développement durable.

 
 


Notes

[1] Selon Environnement et développement, vers l'intégration (voir réf.). Dans une interview pour l'Institut d'Urbanisme de Paris, Ignacy Sachs raconte que Maurice Strong lui aurait suggéré ce mot dès la conférence de Founex, et que celui-ci l'aurait chargé d'en développer le concept.